Tous ces mots: droit du peuple, droits de l'homme, contrat social,
révolution française, République, démocratie, humanité, civilisation,
religion, progrès, étaient, pour Grantaire, très voisins de ne rien
signifier du tout. Il en souriait. Le scepticisme, cette carie de
l'intelligence, ne lui avait pas laissé une idée entière dans l'esprit.
Il vivait avec ironie. Ceci était son axiome: Il n'y a qu'une certitude,
mon verre plein. Il raillait tous les dévouements dans tous les partis,
aussi bien le frère que le père, aussi bien Robespierre jeune que
Loizerolles.—Ils sont bien avancés d'être morts, s'écriait-il. Il
disait du crucifix: Voilà une potence qui a réussi. Coureur, joueur,
libertin, souvent ivre, il faisait à ces jeunes songeurs le déplaisir de
chantonner sans cesse: J'aimons les filles et j'aimons le bon vin.
Air: Vive Henri IV.
Christophe P., dans sa jeunesse
Du reste ce sceptique avait un fanatisme. Ce fanatisme n'était ni une
idée ni un dogme, ni un art, ni une science; c'était un homme: Enjolras.
Grantaire admirait, aimait et vénérait Enjolras. À qui se ralliait ce
douteur anarchique dans cette phalange d'esprits absolus ? Au plus
absolu. De quelle façon Enjolras le subjuguait-il ? Par les idées ? Non.
Par le caractère. Phénomène souvent observé. Un sceptique qui adhère à
un croyant, cela est simple comme la loi des couleurs complémentaires.
Ce qui nous manque nous attire. Personne n'aime le jour comme l'aveugle.
La naine adore le tambour-major. Le crapaud a toujours les yeux au ciel;
pourquoi ? pour voir voler l'oiseau. Grantaire, en qui rampait le doute,
aimait à voir dans Enjolras la foi planer. Il avait besoin d'Enjolras.
Sans qu'il s'en rendît clairement compte et sans qu'il songeât à se
l'expliquer à lui-même, cette nature chaste, saine, ferme, droite, dure,
candide, le charmait. Il admirait, d'instinct, son contraire. Ses idées
molles, fléchissantes, disloquées, malades, difformes, se rattachaient à
Enjolras comme à une épine dorsale. Son rachis moral s'appuyait à cette
fermeté. Grantaire, près d'Enjolras, redevenait quelqu'un. Il était
lui-même d'ailleurs composé de deux éléments en apparence incompatibles.
Il était ironique et cordial. Son indifférence aimait. Son esprit se
passait de croyance et son coeur ne pouvait se passer d'amitié.
Contradiction profonde; car une affection est une conviction. Sa nature
était ainsi. Il y a des hommes qui semblent nés pour être le verso,
l'envers, le revers. Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas,
Éphestion, Pechméja. Ils ne vivent qu'à la condition d'être adossés à un
autre; leur nom est une suite, et ne s'écrit que précédé de la
conjonction et; leur existence ne leur est pas propre; elle est
l'autre côté d'une destinée qui n'est pas la leur. Grantaire était un de
ces hommes. Il était l'envers d'Enjolras.